Quel gouvernement pour l’Allemagne et quelles conséquences pour l’Europe ?
Jérôme Vaillant, Université de Lille
À la veille des élections fédérales du 26 septembre 2021, qui ouvriront l’époque de l’après-Angela Merkel, laquelle a occupé sans discontinuer le poste de chancelière fédérale depuis 2005, l’Allemagne présente un paysage politique fragmenté.
Le nombre de partis au Parlement fédéral ne devrait certes pas varier à l’issue du scrutin : ils sont au nombre de six. Il s’agit des Chrétiens-démocrates (CDU-CSU), des Sociaux-démocrates (SPD), des Verts, des Libéraux (FDP), de La Gauche (Die Linke) et de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite).
Ce qui est inédit et source d’inquiétudes, c’est l’évolution du rapport de forces entre ces formations.
Une campagne agitée, des sondages fluctuants
On est loin aujourd’hui des décennies d’après-guerre, quand la CDU-CSU ou le SPD gouvernaient avec l’appui des Libéraux. À ce bipartisme gouvernemental a succédé, à partir des années 1980, un quadripartisme au Parlement fédéral, avec l’émergence des Verts. Un cinquième parti a fait son entrée au Bundestag après l’unification du pays, le parti qui revendique d’être à lui seul La Gauche. La crise migratoire de 2015-2016 a profité à l’AfD, qui est depuis 2017 le sixième parti représenté au Bundestag.
Encore y avait-il alors un parti qui, malgré un net recul par rapport aux précédents scrutins, dépassait de loin les autres : aux élections de 2017, la CDU-CSU, avec 32,9 % des suffrages, devançait le SPD de plus de 12 points et pouvait faire réélire sa candidate à la chancellerie.
Après bien des avatars et de difficiles tractations, Angela Merkel avait formé un nouveau gouvernement de grande coalition avec le SPD.
Aujourd’hui, les multiples sondages sur les intentions de vote font apparaître, depuis le mois de juillet, un groupe de trois partis (CDU-CSU, SPD et Verts) oscillant entre 15 et 26 %, et un autre groupe autour de 10 %, Die Linke dépassant d’un ou deux points seulement le seuil des 5 % en dessous duquel un parti n’est pas représenté au Bundestag.
Alors qu’au printemps l’hypothèse d’une coalition sous la conduite de la CDU-CSU associée aux Verts apparaissait plausible, les deux partis réunissant à eux deux la majorité absolue des intentions de vote, la baisse concomitante des premiers (estimés aujourd’hui à 20-22 %) et des seconds (15 à 17 %) a balayé cet espoir tandis que le SPD, sous la conduite d’Olaf Scholz, effectuait une remontée inattendue, au point d’être actuellement crédité, selon les instituts de sondage, de 25 à 27 % des suffrages.
La perte de 10 points enregistrée par la CDU-CSU a de multiples raisons : la rivalité entre le président de la CDU, Armin Laschet, et celui du parti frère, Markus Söder, a laissé des traces, de même que les conditions de l’élection du président de la CDU dans le cadre d’une primaire qui, à elle seule, était la preuve que le parti ne disposait pas d’un candidat naturel pour succéder à Angela Merkel.
Cette primaire fut en effet le théâtre d’affrontements politiques et personnels entre représentants de l’aile conservatrice du parti et ceux de son aile centriste, en premier lieu Armin Laschet, qui souhaitaient poursuivre la ligne suivie par la chancelière sortante. La personnalité de celui qui fut finalement désigné candidat à la chancellerie, Armin Laschet, ministre-président en exercice du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, n’est pas pour rien non plus dans ce recul vertigineux de la CDU-CSU. Homme jovial, il n’a pas la carrure de lutteur de son rival Markus Söder qui, d’après des sondages, aurait placé la CDU-CSU devant le SPD s’il était sorti vainqueur de la primaire.
Les difficultés des chrétiens-démocrates n’ont d’égales que celles des Verts dont l’envolée initiale dans les sondages a été vite interrompue par les reproches adressés à leur candidate, Annalena Baerbock, accusée d’avoir enjolivé sa biographie et d’avoir eu recours au plagiat pour publier le livre qui accompagnait sa candidature ; son recul s’explique aussi, voire surtout par la généralité de ses propos et par ses hésitations pour formuler des propositions précises et quantifiées.
Vers une coalition à trois partis
Si, au vu des sondages, la formation d’une coalition gouvernementale à deux est devenue pour le moins improbable, il reste la possibilité de former une coalition de trois partis – un format pratiqué dans plusieurs Länder, qui aurait pu être expérimenté depuis 2017 au plan fédéral si la défection des Libéraux n’avait pas alors mis un terme aux négociations en vue de constituer une coalition dite aux couleurs de la Jamaïque, associant aux Chrétiens-démocrates (dont la couleur emblématique est le noir) les Verts et les Libéraux (jaunes).
Aucun parti ne s’exprime aujourd’hui sur la coalition qu’il privilégierait pour former le gouvernement. Chacun s’en remet aux négociations qui suivront la proclamation des résultats qui établiront le rapport de forces réel entre les diverses formations. Tous se déclarent prêts à gouverner, mais des incompatibilités politiques contrecarrent leurs ambitions.
L’AfD est « tabouisée » par les autres partis qui la jugent incapable de gouverner. La CDU-CSU s’oppose à toute négociation avec Die Linke et reproche au SPD de ne pas prendre clairement ses distances avec cette formation. Les Verts, pour leur part, émettent également de sérieuses réticences à l’idée que Die Linke puisse participer à une coalition gouvernementale. En tout état de cause, une coalition SPD+Verts+Die Linke serait, dans le meilleur des cas, forte de moins de 48 % des voix, sans doute pas assez pour former un gouvernement fort.
En l’état actuel des sondages, les possibilités réalistes qui s’offrent aux quatre partis susceptibles de former un gouvernement que sont la CDU-CSU, le SPD, les Verts et les Libéraux semblent se réduire soit à une coalition emmenée par le SPD associé aux Verts et aux Libéraux (coalition dite des Feux tricolores), soit à une coalition aux couleurs de la Jamaïque (CDU-CSU+Verts+FDP), qui a l’inconvénient de ne pas avoir abouti en 2017. Par conséquent, les Verts, selon qu’ils favoriseront une alliance avec les Chrétiens-démocrates ou avec les Sociaux-démocrates, deviennent le parti en capacité de décider de la coalition qui gouvernera.
Politique intérieure, économie, politique extérieure : les clivages et les ententes
À partir d’un score total de 48 % que cumuleraient la CDU-CSU et le SPD, il serait possible d’envisager la réédition d’une « grande coalition » entre ces deux partis, sous des auspices toutefois rendus différents par l’évolution du rapport de forces (dans le sens d’un rééquilibrage en faveur du SPD) et le changement partiel du personnel politique. Mais la gauche du SPD – dont l’actuelle présidence, formée par Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, serait plus favorable à une option avec Die Linke – ne veut pas en entendre parler.
Le point d’achoppement de tout accord avec Die Linke, que ce soit pour le SPD ou pour les Verts, est la politique étrangère que celle-ci préconise : approfondissement des relations avec la Russie et, surtout, rejet de toute opération extérieure de la Bundeswehr et sortie de l’OTAN, gravée dans le marbre de son programme malgré des déclarations divergentes de son prétendant à la chancellerie, Dietmar Bartsch.
En matière de politique intérieure, les points de convergence sont plus grands entre la CDU-CSU et le FDP comme entre le SPD et les Verts. Les premiers prônent le retour au strict retour du frein à la dette afin d’éviter que se constitue en Europe une « union de transferts » ; le SPD et les Verts, quant à eux, plaident en faveur d’aménagements pour faciliter les investissements et du rétablissement d’un impôt sur la fortune.
Les deux partis de droite refusent une augmentation des impôts et souhaitent une réduction de la pression fiscale pour les entreprises et les employés ; le SPD réclame, au contraire, une augmentation des impôts sur les hauts revenus. On retrouve le vieux schéma : réformes structurelles versus accroissement des investissements.
Le clivage droite-gauche n’est pas aussi affirmé en matière de politique migratoire, les choix faits en 2015 par Angela Merkel (ouverture des frontières et politique de bienvenue) ayant rapproché la CDU du SPD et des Verts, traditionnellement favorables à une politique d’intégration des migrants. Le clivage se trouve plutôt au sein de la CDU, et entre la CDU et la CSU bavaroise.
Sur le climat, que tous disent vouloir protéger, il y a matière à négociations entre les partis, les Verts voulant aller plus vite et plus loin que les autres (sortie du charbon dès 2030 contre 2038 ou 2040 chez les autres, accroissement plus rapide du prix du CO2).
Sur l’Europe, SPD et Verts sont plus proches l’un de l’autre que la CDU-CSU des Verts. On vient de le voir sur la question du retour ou non aux critères de Maastricht. Pour les chrétiens-démocrates, la conversion d’Angela Merkel à une politique d’investissement et d’endettement commun pour lutter contre les effets économiques et sociaux de la crise sanitaire doit rester l’exception. À l’inverse, le SPD prône une union fiscale, économique et sociale, ainsi qu’une Europe de la santé, son objectif étant de réaliser un pacte d’investissements durables pour remplacer le pacte de stabilité. Le FDP, de son côté, veut réformer l’UE et la doter d’une nouvelle Constitution qui serait soumise à référendum. D’ici là, l’UE fonctionnerait à plusieurs vitesses. Les Libéraux plaident pour un « État fédéral européen décentralisé » : ils veulent empêcher aussi bien le retour aux États nationaux que la formation d’un État européen supranational.
Étrangement, Die Linke est également favorable à une Constitution européenne, qui rendrait l’Union plus attrayante pour les citoyens en poussant dans le sens d’une Europe sociale. Le seul parti qui se déclare favorable à la sortie de l’Allemagne de l’UE est l’AfD, qui inscrit sur son drapeau la formule de « l’Europe des patries ». Mais lors des élections européennes de 2019, l’AfD avait déclaré vouloir non pas supprimer mais seulement « réparer » l’Union européenne.
Sur le rapport à l’OTAN et envers les États-Unis, la CDU-CSU coche toutes les cases du renforcement des liens transatlantiques et d’une politique de participation aux opérations extérieures négociées dans le cadre de l’UE et de l’OTAN. Elle prône une politique commerciale globalement favorable aux exportations, ce qui dicte son rapport à la Chine, dont le marché doit rester accessible pour l’Allemagne. Le FDP rejoint largement ces positions tandis que les Verts se déclarent plus nettement en faveur d’une politique de fermeté à l’égard de la Russie et de la Chine tout en restant réticents sur la question des opérations extérieures. Mais Annalena Baerbock tient à ce que la Bundeswehr demeure opérationnelle.
Sur la question indo-pacifique et les conséquences sur la stratégie de défense européenne de la nouvelle alliance Washington-Canberra-Londres, aucun parti ne s’est à l’heure actuelle exprimé autrement que sous la forme de généralités. Les questions de défense européenne restent une épine dans le corps des relations franco-allemandes ; elles évoluent lentement, continuant d’hésiter entre maintien du parapluie américain et développement d’une défense souveraine européenne.
L’art du compromis à l’allemande
La coalition, très vraisemblablement à trois, qui sortira des urnes le 26 septembre prochain, évoluera vers une politique intérieure, étrangère et européenne qui sera, comme c’est dans la nature des gouvernements de coalition, et quelle que soit la personnalité à sa tête, le produit d’un délicat mais pas impossible compromis entre les positions tantôt divergentes, tantôt convergentes de ses composantes, l’envie de gouverner paraissant être également partagée.
Ce faisant serait poursuivi l’art du compromis qui est depuis des décennies l’armature du système politique allemand et qu’Angela Merkel a pratiqué sans emphase mais avec détermination.
Jérôme Vaillant, Professeur émérite de civilisation allemande, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Image de une : Affiches électorales à Wollbach (Bade-Wurtemberg)
CC BY-SA 2.0 Wolf Gang via Flickr
Jérôme Vaillant
Professeur de civilisation allemande à l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3 depuis sept. 2000
Professeur de civilisation allemande à l'Université de Valenciennes (1988-2000) Maître de conférences à l´Université de Valenciennes (1980-1988)
Assistant à l'UER d'Etudes germaniques de l´Université de Lille III (1974-1980)
Lecteur de français à l'Institut d'Etudes romanes de l´Université de Cologne (1970-74).
Professeur contractuel de français à l’Institut français de Cologne (1967/74) et au Lycée Herder de Cologne (1967/68). Assistant français au Lycée J.-G.-Herder de Cologne (1965/66).
Responsabilités éditoriales et collaborations :
Directeur des Presses Universitaires du Septentrion de 2000 à 2014.
Rédacteur en chef de la revue Allemagne(s) d'aujourd'hui, revue d’information et de recherche sur l’Allemagne : Politique, économie, société, culture (Paris) depuis 1977
Membre du comité de rédaction de la revue Germanica (Lille 3) depuis 1995
Collaborations à La Quinzaine littéraire (Paris), Le Monde diplomatique (Paris), Revue politique et parlementaire (Paris), la Revue d´Allemagne (Strasbourg), La revue internationale et stratégique (IRIS, Paris) ; à la Radio sarroise (Saarländischer Rundfunk), au Westdeutscher Rundfunk, au Deutschlandfunk/Deutschland Radio (Cologne), à Deutsche Welle (rédaction polonaise), à Radio Canada (Montréal), France Culture (Paris), Radio France Internationale, etc...
Domaines de recherche : La politique culturelle française en Allemagne après 1945 ; division et unification de l’Allemagne ; système institutionnel et système des partis, réforme du fédéralisme ; relations franco-allemandes depuis 1945, intégration européenne
Directeur de recherche (doctorats) d’Anne-Lise Barrière, Janine Baude, Elise Bournizien, Elise Catrain, Marie-Hélène Devémy, Elise Lanoé, Laetitia Michel, Eric Penet; Elisabeth Wisbauer, etc.
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