Jérôme Vaillant, Université de Lille
Les tensions qui se sont manifestées ces derniers mois entre la France et l’Allemagne ont conduit nombre de commentateurs à douter de l’engagement européen de Berlin et à mettre l’accent sur la montée du populisme outre-Rhin. Le traité d’Aix-la-Chapelle, présenté lors de la journée franco-allemande du 22 janvier 2019, a fait apparaître au grand jour ces tensions. Lors des négociations longues et difficiles, d’aucuns ont même pu douter de son aboutissement.
De nombreuses petites phrases de la part du Président français témoignent de son agacement face à la lenteur et à la tiédeur des réactions des chrétiens-démocrates allemands (CDU) à ses propositions – depuis son discours de la Sorbonne de septembre 2017 jusqu’à sa lettre du 4 mars 2019 en faveur d’« une renaissance européenne », adressée à tous les Européens.
C’est surtout la réponse de la nouvelle présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK ») formulée, le 10 mars 2019, dans l’édition dominicale de Die Welt, qui a mis le feu aux poudres – de nombreux médias (allemands comme français) ayant retenu prioritairement les points dans lesquels celle-ci opposait à Macron une fin de non-recevoir. Le titre choisi par ce journal – « Faisons l’Europe comme il faut, maintenant » (Europa jetzt richtig machen) pouvait être perçu comme un reproche adressé sans nuance au Président français qui, pour prêcher la renaissance de l’Europe, ferait les choses de travers.
Quand Berlin froisse Paris
Les commentateurs ont surtout relevé la phrase dans laquelle AKK affirme que « le centralisme européen, l’étatisme européen, la communautarisation des dettes, l’européanisation des systèmes de protection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie. » Cette tribune dans Die Welt visait à clarifier les divergences franco-allemandes afin d’éviter de vains débats sur un certain nombre de questions entre les deux pays.
La proposition d’AKK d’installer une bonne fois pour toutes le Parlement européen à Bruxelles – une idée récurrente du côté allemand qui surgit invariablement en période électorale – a également retenu l’attention. AKK qualifie ainsi l’existence de deux sièges, à Bruxelles et à Strasbourg, d’« anachronisme » inutilement coûteux (ce qu’à mi-voix on ne conteste d’ailleurs pas du côté français). Mais cette demande a froissé la susceptibilité de Paris.
Même chose pour la proposition selon laquelle « l’UE devrait à l’avenir être représentée par un siège permanent commun au Conseil de sécurité des Nations unies ». Une idée déjà défendue par Willy Brandt dans les années 1970 : il apparaissait alors logique que ce soit l’UE qui soit représentée de façon permanente au Conseil de sécurité de l’ONU dès l’instant que celle-ci aurait réussi son intégration.
Ces réactions françaises n’ont pas permis de percevoir la réponse d’AKK dans son ensemble. La dirigeante de la CDU cherche des réponses aux mêmes questions que Macron en matière de stratégie pour l’Europe face aux USA et à la Chine ou encore face à la Russie de Poutine qui, dit-elle, « semble vouloir tirer sa force de la déstabilisation et de l’affaiblissement de ses voisins. » Elle oppose à ces trois puissances les valeurs du « European way of life » symbolisé par « la démocratie représentative, le régime parlementaire, l’État de droit, les libertés individuelles et l’économie sociale de marché. »
Des États plus forts pour une Europe plus forte
En matière de défense, Annegret Kramp-Karrenbauer affirme : « Nous devons demeurer transatlantiques, tout en devenant plus européens. » Une formule qui révèle à la fois les continuités et les évolutions de l’Allemagne dans le nouveau contexte international. AKK, qui a déjà plaidé en faveur d’un assouplissement des règles soumettant à l’aval du Parlement les interventions extérieures de la « Bundeswehr » (l’armée allemande), évoque ainsi la mise en place d’un Conseil de sécurité européen, auquel appartiendrait le Royaume-Uni, quelle que soit l’issue du Brexit (une possibilité envisagée également par Emmanuel Macron).
Elle évoque aussi la création, en Allemagne même, d’un Conseil national de sécurité permettant de coordonner la politique étrangère, de défense et de sécurité, d’aide au développement et du commerce extérieur.
Autre point important, sa vision des structures de l’Europe :
« Refonder l’Europe ne se fera pas sans les États-nations : ce sont eux qui fondent la légitimité démocratique et l’identification des peuples. Ce sont les États membres qui formulent leurs propres intérêts et en font la synthèse à l’échelon européen. C’est de cette réalité qu’émane le poids des Européens sur la scène internationale. »
Un signal en faveur de plus d’intergouvernementalité en Europe plutôt que davantage d’intégration supranationale, avec au mieux la poursuite des processus « communautaires ».
Dans ce même texte paru dans Die Welt, la présidente de la CDU cherche visiblement à réagir à la montée des populismes en Europe, à prendre en compte les inquiétudes des populations en matière de politique d’immigration pour donner à l’Europe une dimension protectrice par la réforme (une place importante étant accordée à la politique africaine).
Mais, bien que critique à l’égard de plusieurs points de la politique de « renaissance européenne » de Macron, ce texte présente aussi un important potentiel pour la relance de la coopération franco-allemande au profit de l’Europe.
Vu de Berlin, le retour de la « France irréformable »
Pour l’Allemagne les inquiétudes face à l’immigration, la défense et les relations avec l’Afrique sont centrales. En revanche, ce texte n’aborde pas certains enjeux qui nourrissent le débat français sur l’Europe et les relations franco-allemandes. C’est le cas de l’excédent du solde commercial allemand que de nombreux économistes voudraient voir réduit par une politique de relance de la consommation des ménages en Allemagne : par une politique d’augmentation du pouvoir d’achat via la hausse des salaires, donc, mais aussi par une politique d’investissements massifs dans les infrastructures.
C’est un sujet que semble mal maîtriser la chancelière Merkel qui, peu soucieuse des équilibres internationaux, ne comprend pas en quoi les excédents commerciaux allemands peuvent poser problème à ses partenaires. Un dossier sur lequel AKK a préféré ne pas se prononcer.
Dans cette affaire, il faut bien comprendre que les réponses de Macron au mouvement des « gilets jaunes » – augmenter le pouvoir d’achat au détriment de la lutte contre les déficits publics – a provoqué une vive déception outre-Rhin.
L’opinion publique allemande, tout comme les états-majors de la plupart des partis, avaient pourtant bien accueilli son programme européen, sa politique volontariste en faveur de réformes, dans un premier temps couronnée de succès. Mais le mouvement des « gilets jaunes » a ravivé outre-Rhin la crainte que la France soit irréformable et cesse, une fois de plus, d’être un partenaire fiable.
Avantages et inconvénients de l’Union européenne : des avis partagés
Si l’on en croit un sondage effectué par l’Institut berlinois de recherches « Policy matters » à la demande de la fondation des syndicats, la Hans-Böckler-Stiftung, les deux tiers des électeurs allemands auraient l’intention d’aller voter le 26 mai prochain.
Si tel était le cas, cela représenterait un bond spectaculaire de près de 20 points par rapport au taux de participation de 48,10 % en 2014. Un chiffre déjà plus élevé que le taux moyen enregistré dans l’Union européenne (42,60 %), notamment français (42,43 %). Ce sondage reste toutefois à manier avec prudence, l’électorat allemand restant très partagé sur l’appréciation de l’Union européenne.
Aujourd’hui, 83 % des personnes interrogées dans ce sondage souhaitent un approfondissement de la coopération avec les autres pays membres de l’UE et 72 % seraient même en faveur de la mise en place d’une avant-garde européenne qui pourrait aller plus vite de l’avant. En revanche, 37 % seulement estiment que l’Union européenne comporte plus d’avantages que d’inconvénients. Pour 24 %, les inconvénients l’emportent et aux yeux de 39 % les deux s’équilibrent.
Plus l’électeur se situe à un niveau élevé de l’échelle sociale, plus son vote est positif ; et plus il est négatif à mesure qu’on descend au sein de cette même échelle. Les couches les plus défavorisées reprochent à l’Union européenne son manque de justice sociale. Les principales revendications portent sur la faiblesse du taux d’imposition des multinationales, sur davantage de protection contre la criminalité, la lutte contre le terrorisme et contre l’inégalité hommes-femmes.
Pas de bouleversement politique en vue en Allemagne
Un sondage, réalisé par l’institut Forschungsgruppe Wahlen et publié le 12 avril dernier, attribue 32 % des intentions de vote à la CDU/CSU, 19 % aux Verts, 18 % au SPD, 7 % au FDP, 6 % à Die Linke et 10 % à l’AfD. Ce parti d’extrême droite, qui a enregistré une hausse de 2,6 points aux élections fédérales de septembre 2017 et semblait crédité d’un potentiel protestataire plus important aux Européennes, enregistrerait ainsi une progression de près de 3 points par rapport à 2014. Dans les derniers jours de la campagne électorale, il n’est toutefois pas impossible que l’AfD soit à la hausse (un sondage non vérifié lui accorderait jusqu’à 15 % des voix).
Les gagnants potentiels du scrutin pourraient donc être les Verts (+8,3 points), qui bénéficieraient d’un transfert de voix venues du SPD, tandis que le FDP (Libéraux) doublerait son score (+3,6 points). Le SPD perdrait, quant à lui, près de 10 points et la CDU/CSU un peu plus de 3,2 points.
On ne s’attend donc pas à un bouleversement du paysage politique en Allemagne. Les intentions de vote aux Européennes collent assez bien aux tendances que révèlent les intentions de vote pour des élections fédérales.
Les craintes que nourrissent les partis démocratiques portent surtout sur les élections régionales de l’automne prochain dans les Länder du Brandebourg, de Thuringe : l’AfD y est créditée d’intentions de vote autour de 20 %, voire même supérieures à 20 % dans le cas de la Saxe.
Les nouveaux Länder issus de l’ancienne RDA n’ont pas encore, dans leur ensemble, fait leur conversion entière au régime libéral de la RFA. Leur électorat, quand il n’est pas parti à l’Ouest, n’a pas grandi avec la construction européenne.
Mais, malgré ces particularités sociales et territoriales, l’Allemagne d’aujourd’hui reste un pays favorable à l’Europe. L’Union européenne, comme ne cessent de le dire les dirigeants politiques et économiques du pays – à l’instar de Mario Ohoven, président de la Fédération des entreprises du Mittelstand (Verband mittelständischer Wirtschaft (BVMW) – demeure bien le fondement en matière de paix, de liberté et de bien-être.
Jérôme Vaillant, Professeur émérite de civilisation allemande, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.